Evi Keller, la photographe qui métamorphose la lumière
Exponaute / Entrer dans l’œuvre, 4 juillet 2016 - Extrait de l’article
Par Agathe Lautréamont
Imaginez une artiste, qui aurait décidé de coupler plusieurs approches artistiques à son monde intérieur, fait de contemplation, de songes et de mysticisme. Vous obtiendrez une tentative de description du travail d’Evi Keller, créatrice qui n’a qu’un seul rêve : divulguer tous les secrets de la lumière via sa pratique, onirique et délicate, de la photographie. Découverte d’une œuvre époustouflante entre peinture, gravure et tirages argentiques…
Matière-Lumière. C’est là le titre qu’Evi Keller donne à son travail photographique. Un nom qui sonne comme un oxymore, puisque la lumière n’est précisément pas de la matière, mais un simple transport d’énergie. Par le seul pouvoir de son imaginaire, l’artiste d’origine allemande (mais installée depuis 1994 à Paris) peut-elle parvenir à transcender ces bornes scientifiques, pour obtenir une nouvelle approche artistique ?
On a envie d’y croire, tant le travail photographique qu’elle livre a ce pouvoir, presque magique, de bouleverser nos sens et nous amener à nous poser sincèrement la question : que voit-on ? L’artiste, qui est représentée par la galerie Jeanne Bucher Jaeger et dont le travail a été mis à l’honneur à la Maison Européenne de la Photographie ou à l’Abbaye d’Auberive, n’aime rien de moins que solliciter notre sens de la vue, perturber notre perception de l’espace, pour nous faire pénétrer dans un autre monde : le sien, où plus rien n’est certain.
Dans ses photographies au parfum d’irréel, Evi Keller nous place en suspens, face à une œuvre que l’on peine de prime abord à définir. S’agit-il d’une œuvre abstraite exécutée sur un support de cuivre ? Est-ce plutôt une gravure ? Une peinture à l’huile peut-être, fourmillant de détails ? Rien de tout cela. Le secret de l’artiste réside dans le choix original de ses sujets, et de sa façon plus surprenante encore de les traiter. Équipée de son appareil photo argentique, Keller s’aventure tout au bord de ruisseaux, lacs et étangs, en plein cœur de l’hiver. Puis, elle dirige son objectif sur l’eau figée dans la glace, afin de saisir le reflet du paysage au-dessus d’elle dans le givre. Le résultat offre une structure inversée, dans une composition morcelée faite comme de mille éclats de cristal, le tout représenté dans des tons sépia.
On peut y voir une glace brisée par un poing rageur ou une métaphore des rides qui recouvrent peu à peu les visages, au fil du temps tandis que le reste du monde, lui, demeure immuable autour de nous, indifférent à nos tragédies. Evi Keller est véritablement fascinée par ces jeux d’ombre et de lumière que l’argentique révèle avec sensibilité.
Elle bâtit autour de ce jeu de perception un monde empreint de beaucoup de mystère et de charme, pour un univers qui nous pousse à l’introspection. On glisse dans une rêverie en même temps que l’on cherche à détailler les branches d’un arbre nu, ou à définir où se termine la glace et où commence la surface de l’eau.
La série de compositions Matière-Lumière associe vérité et fantasme, matière et immatériel. Dans ses photographies, Evi Keller cherche à rendre compte de sa passion dévorante pour la nature. Elle est de ses artistes qui se sentent profondément attachés à la terre, au minéral, au végétal, aux déchaînements comme aux délicatesses des parties de ce monde qui sont encore préservées des folies destructrices humaines. (…)
Tout le tour de passe-passe résulte dans la bouleversante gestion de la lumière par l’artiste. Elle s’en imprègne, elle prend le temps de laisser filer les heures afin de voir comment la lumière du jour interagit avec la glace, pour mieux composer la photo qui révélera un autre monde, chimérique et instable, dans lequel on a envie de plonger. Notre imagination ne tarde pas à se mettre en branle et comme invités par le talent d’Evi Keller, on se met à voir au-delà de ce qui est montré. (…)