Paysages brûlés par la nuit, Evi Keller ou l’art des origines

Par Olivier Schefer
Comme issus de grottes profondes, voici les temps passés et les temps à venir…
Novalis, Henri d’Ofterdingen

Il est des œuvres rares, douloureusement belles, qui font surgir un monde avant toute considération esthétique et formelle. Elles bousculent nos clivages théoriques et nos partages historiques. En leur présence, nous ne demandons pas : « Est-ce beau ? » « Est-ce nouveau ? », mais plutôt « où sommes-nous ? Quand sommes-nous ? » Il y a ici quelque chose qui malmène nos habitudes esthétiques et notre confort de spectateur.

La première fois qu’il me fut donné d’entrer dans l’atelier d’Evi Keller, j’eus le sentiment très troublant d’être en présence d’un morceau de mémoire fossilisée, quasi préhistorique, tout en considérant une œuvre extrêmement contemporaine.

Matière-Lumière, tel est le titre unique que donne l’artiste à son œuvre, sous ses formes diverses, compliquant par avance le travail de futurs historiens et archivistes. Cette œuvre est à bien des égards un travail énigmatique et monumental. Monumental par son ampleur psychique, plutôt que colossal, terme malheureux qui désigne nombre de pratiques artistiques actuelles en quête de sensationnalisme et d’occupation des lieux.

Chez Evi Keller, le monde immense murmure à notre oreille.

Cette œuvre qui déploie une matière plastique, sonore et picturale est riche en infimes nuances lumineuses. Elle ne raconte à proprement parler rien. Elle se présente à nous avant toute histoire et nous reconduit au cœur des éléments, au chaos désordonné et profus qui court sous les lignes stables de la création.

Matière-Lumière, sans titre, ML-V-17-0921, détail

Les premiers romantiques allemands, dont Evi Keller est à sa façon une extraordinaire descendante, qualifiaient de Kunstchaos – chaos d’art, chaos artistique – la création originelle, lorsqu’elle puise aux sources de la nature naturante. Dans son grand roman de la nature infinie, célébrée par le verbe poétique, Henri d’Ofterdingen, Novalis, écrit ceci qu’Evi Keller pourrait faire sienne : « Je serais tenté de dire : il faut que le chaos rayonne à travers le voile régulier de l’ordre. »

Des œuvres-monde, telle que Matière-Lumière, tracent leur voie solitaire à l’écart des écoles et des débats sur l’art dont elles contribuent pourtant, par leur puissance primitive, à redéfinir les enjeux. Je pense aux architectures sculptées des Demeures d’ÉtienneMartin qui n’aura eu de cesse, après la Seconde Guerre mondiale, de reconstruire la maison perdue de son enfance sous la forme de cocons, enveloppes protectrices, grandes boîtes pleines de corridors, de terrasses, de tourelles. Demeures du passé et de l’obsession dont Gaston Bachelard aurait pu dire qu’elles abritaient le moi et la psyché. L’artiste cout et sculpte, en 1962, un extraordinaire manteau de matières (tissu, métal, corde, cuir), la Demeure n°5, dans laquelle il se fait photographier, drapé d’un immense habit chamanique. Regardant l’œuvre d’Evi Keller, l’on peut autrement songer aux pratiques primitives et sauvages de Kazuo Shiraga. Cet artiste lié au mouvement Gutaï mit un terme à la peinture traditionnelle de chevalet pour peindre à même la toile avec ses pieds ou bien suspendu à une corde. Il se roulait dans la boue, se confrontait à l’énergie spirituelle recélée par la matière. Evi Keller – nous n’en saurons pas plus sur le processus de création qu’elle tient secret –, travaille le film plastique de ses toiles avec de la cendre, de l’encre de chine, divers pigments et vernis. Comme Shiraga, elle foule cet espace, s’y confronte de la manière la plus physique et la plus hantée qui soit. Peut-être y dort-elle quelquefois, enroulée en d’immenses chrysalides…

Son travail rappelle encore les formes brutes et primitives de Jean Dubuffet qui aimait à comparer ses toiles matériologiques à des « nappes d’égarement ». Tout cela balise en quelque sorte le chemin et rassure notre regard. S’il est possible d’inscrire Matière-Lumière dans la filiation d’esthétiques nocturnes et romantiques, matiéristes et primitivistes (je pense aussi aux étendues colorées vertigineuses des Nymphéas de Claude Monet), l’art d’Evi Keller reste unique en son genre. Comme l’expérience que nous en faisons. Sous l’archaïsme des motifs et des éléments se trouve celui, primordial, de nos sensations. Cette œuvre ravivera en chacun des impressions premières, enfouies.

Je me souviens avoir vu dans mon enfance, par un jour glacial, une fenêtre de la maison recouverte de givre. Les veines translucides de la glace, délicates et fragiles, étaient gonflées par endroit. Elles dessinaient parfois de minces rameaux. La fenêtre devenait une excroissance monstrueuse à la beauté inquiétante et inconnue. Le givre semblait avoir enflé sur une peau de verre.

Michel Leiris décrit dans Biffures l’analogie poétique et sensible qui relie le verre et l’éclair.

Ne parle-t-il pas, dès lors, d’un lien sensible et profond entre la matière et la lumière ? « Comme il y avait au ciel cet éclair multiforme (perçu soit dans sa nudité, soit à travers l’écran à peine fissuré, ou diaphane partout, d’une persienne ou d’une vitre) il arrivait qu’il y eût, sur la terre, le verglas. Passant de l’éclair au verglas, de la vitre inamovible du ciel soudainement embrasé à la vitrification temporaire d’un morceau de la surface du sol, me voici pris d’une légère inquiétude. »

Belle et inquiétante assurément, Matière-Lumière ne nous laisse pas indemnes. Evi Keller, vouée tout entière à sa création, dont elle est en quelque sorte la passeuse, la pythie et le médium, nous invite à reprendre une position fœtale, à retrouver un ancien chemin conduisant à une première nuit du monde.

On dira, un peu rapidement, que cette œuvre est une composition plastique, à l’articulation de la peinture et de la sculpture, qu’elle sollicite le son et la lumière. Mais elle n’appartient pas d’abord ni essentiellement à l’histoire de l’art. Elle renoue avec l’origine des choses, dont elle suit les multiples et fascinantes métamorphoses, avant que ne soit forgé le concept occidental de Nature, celui d’un monde donné pour un sujet. Là aussi, nos yeux se tournent vers le premier romantisme et ces lignes géniales dans lesquelles Novalis imagine au début de son récit initiatique, Les Disciples à Saïs, une multiplicité de formes et de significations entremêlées, la « grande écriture chiffrée que l’on aperçoit partout ; sur les ailes, sur les coquilles d’œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans la formation des pierres, sur les eaux gelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les coupes polies et effleurées de brai et de verre, dans la limaille autour de l’aimant, et dans les étranges conjectures du hasard. »

À vrai dire, ces variations lumineuses et matérielles n’ont rien de formelles : l’artiste mime la transmutation alchimique et poétique des matériaux. Et lorsque une lumière blanche envahit soudain Matière-Lumière, tout se passe comme si nous regardions une toile de William Turner dont le soleil brûlant, celui littéralement aveuglant de Regulus, franchirait une nuit de plomb et de pétrole. Car l’artiste a construit son œuvre autour d’un noyau central : le carbone. Celui des plus anciennes forêts houillères, des dépôts d’humus, des stratifications d’écorces et de bois pourris.

Quelque chose relève ici, à l’évidence, de l’apparition, au sens quasi épiphanique du terme. L’artiste, consciente de cette dimension théophanique, refuse à juste titre de se laisser enfermer dans une idéologie religieuse. Lorsqu’il est universel, l’art nous console sans prétendre nous sauver. Aucun deus ex machina n’est de la partie. Le travail d’Evi Keller met à nu nos blessures, des failles anciennes, la beauté inquiétante du carbone ; elle réarticule quelque chose de brisé et nous protège magiquement de la violence, sans nous en détourner. Je ne parlerais pas ici de « réenchantement du monde», formule usée jusqu’à la corde qui esquive l’essentiel, la part obscure du réel sans laquelle il n’est pas de lumière. En manipulant des cailloux rugueux, de la saumure, des blocs de sel et de cristaux, Novalis, encore, chantait, en poète orphique des temps modernes, les temps mythiques où les arbres et les animaux parlaient. « Jadis, écrit-il dans un fragment, l’esprit se manifestait en toute chose. À présent, nous ne voyons plus qu’une répétition sans vie que nous ne comprenons pas. La signification du hiéroglyphe nous fait défaut. Nous vivons encore du fruit de temps meilleurs. » Et si le monde, à ses yeux, doit être romantisé, n’y voyons pas quelque coloration subjective, pleine de joliesse : la romantisation du monde est une opération fondamentale qui vise à surmonter des siècles de cloisonnements disciplinaires et intellectuels : il s’agit de relier le corps et l’esprit, le visible et l’invisible, le fini et l’infini.

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La part spirituelle de l’œuvre d’Evi Keller est indissociable des expériences sensorielles que l’artiste nous invite à faire. Il serait plus juste de parler d’une forme contemporaine d’art sacré, débarrassée de toute religion et de toute idéologie. Sacré ? Oui, si l’on veut bien se souvenir que ce mot ne désigne pas quelque dieu inconnu ni une figure d’autorité : il évoque d’abord un espace séparé du monde commun, tenu à distance par un seuil symbolique. Il existe une topologie du sacré, comme le notent les anthropologues des religions, consistant à marquer la transcendance de manière spatiale, en définissant une limite, en établissant un seuil et des espaces de transition (porte, colonne, arche, péristyle). La seule chose qu’on puisse dire avec certitude du sacré, écrit Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions, est qu’il s’oppose au profane, comme l’éternité au temps, l’invisible au visible.

Il est surtout question chez Evi Keller de conjoindre les contraires en une incorporation de matières distinctes. L’œuvre intitulée Réconciliation tient de l’étape initiatique et du seuil sacré ; elle consiste en une sorte de vitrail de verre dépoli dans lequel semble vivre et respirer une matière rouge, une tache se répand, un précieux fluide vital se forme et se diffracte sans fin.

L’enseignement lumineux de Matière-Lumière n’est-il pas de nous conduire en une grotte des origines, telle la mine souterraine où se rendent le héros de Novalis, Henri d’Ofterdingen, et ses compagnons sur les traces de la céleste fleur bleue ? Les mineurs, note ce texte de tous les temps, sont un peu « des astrologues à rebours. Alors que ceuxci observent attentivement le ciel et ses espaces infinis, vous vous tournez vers le sol, explorant sa structure. […] Le ciel est pour eux le livre de l’avenir – la terre vous révèle les mouvements de l’origine. »

On reconnaît la hantise de grands artistes à cette quête fascinante d’espaces et de temporalités réconciliées. Rembrandt, notait justement Jean Genet, exalte la paradoxale beauté du visage plissé et ridé de Margaretha de Geer. Ce visage fragile, décrépit n’a rien de pittoresque – le pittoresque est encore un masque. Rembrandt arrache tous les voiles et les conventions, il sublime, en deux portraits, la vieillesse austère, éclatante dans une grande collerette blanche d’étoile et de neige.

Semblables aux parois rupestres de Matière-Lumière, ces toiles crépusculaires resplendissent dans l’obscur du monde.