Lumière fossilisée, Mémoire fossilisée

Par Fanny Revault

À l’instar de la déesse Perséphone, fille de Déméter, qui devait traverser les ténèbres pour renaître à la lumière du printemps, Evi Keller renoue avec la mémoire enfouie des matériaux pour mener son œuvre vers la lumière. Matière-Lumière est le titre unique qu’elle donne à sa création qui se déploie sous différents mediums : sculptures, peintures, photographies, vidéos, sons et performances. Telle une alchimiste, l’artiste transmute et sublime une matière vibrante et y grave le spirituel : une relation incarnée, immédiate se crée alors avec son œuvre qui nous entoure comme une peau vivante. Dès lors sa création, lieu même d’apparitions épiphaniques, ouvre à une dimension « autre » et nous relie à un « cosmos vivant », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Edgar Morin. Son geste met en jeu de manière subtile le corps et l’esprit en résonance avec un monde en mouvement perpétuel…

Vous avez débuté votre carrière artistique par la photographie. Comment cette pratique a-t-elle influencé votre création ?

L’apprentissage de la photographie a été très important dans mon cheminement. Dès l’âge de treize ans, j’ai regardé le monde à travers le verre de cette petite boîte. J’ai appris à capter et incarner la lumière sur une couche toute fine. Cette pratique m’a enseigné non seulement une certaine maitrise technique dans le sens où le mot « photographier » signifie « dessiner avec la lumière », mais m’a surtout nourrie et initiée à une sensibilité aiguë pour les manifestations de la lumière à toutes les échelles… dans ses dimensions physiques et spirituelles. Pour une véritable rencontre avec la lumière, il fallait la laisser se développer en moi dans sa totalité. Je crois que Matière-Lumière n’existerait pas sous cette forme si je n’avais pas reçu l’enseignement de la photographie.

Une rencontre photographique vous a-t-elle plus particulièrement marquée ?

La rencontre de plusieurs années avec des lacs gelés en transformation que j’ai photographié, a constitué pour moi une expérience clé. C’est un moment de transition magique de la matière où l’eau passe du liquide au solide, du solide au liquide, du liquide vers l’Ether, et fait apparaître un monde majestueux dans les réflexions de la lumière. Habitée par une paix profonde, j’ai ressenti que l’univers a placé en nous, à l’état subtil, l’équivalent de tout ce que nous pouvons trouver à l’extérieur de nous et qu’il est crucial de se relier avec ces changements du cycle universel à toute échelle.

Cette prise de conscience d’un processus de transformation qui résonne au plus profond de nous m’a habitée et guidée de façon naturelle vers la création « Matière-Lumière ». La série photographique et la vidéo Towards the light – silent transformations témoignent de cette révélation quasi mystique, elles sont la matrice et le berceau véritable de ma création.

Quels sont les autres liens entre la photographie et Matière-Lumière ?

Je souhaite préciser que les œuvres Matière-Lumière n’ont pas toujours un lien direct avec la photographie ou la vidéo. Toutefois, quelle que soit l’œuvre, je peux rapprocher le phénomène Matière-Lumière du pelliculage du film argentique photographique qui est similaire à la superposition des couches translucides des voiles et à celle des captures photographiques de mes œuvres audiovisuelles, notamment dans la vidéo « Towards the Light – silent transformations ».

Dans le processus de création se manifeste également l’expérience de l’image qui apparait sur le tirage argentique après sa « rencontre » avec la lumière, ou bien dans le rituel du développement des films négatifs. Pour que la rencontre « matière-lumière » puisse s’incarner et respirer sur cette mince couche quasi immatérielle et transparente, il fallait être très attentif et bien veiller que ce liquide alchimique soit bercé dans un mouvement doux et bien régulier et cela, dans un espace-temps et une température bien définis.

En fait, cette approche de la lumière se retrouve dans toutes mes œuvres. C’est notamment le cas pour la performance de la Nuit Blanche en 2019 où la lumière co-créait des apparitions en interaction avec l’œuvre et le spectateur ou encore pour ma création récente, un nouveau cycle intitulé Stèles, écriture de lumière fossilisée, mémoire fossilisée.

Vos immenses toiles sont composées de films transparents et recouvertes de cendres, de pigments, de sable et de différents matériaux sur lesquelles vous projetez de la lumière. Pourquoi utilisez-vous cette matière issue du carbone, au cœur du drame écologique ?

À aucun moment, je n’ai pris la décision de travailler avec « le carbone ». Depuis toujours mon approche artistique est animée par une force intuitive. Tout au long de mes expériences, j’ai travaillé avec acharnement de nombreux matériaux (cristal, verre, miroir, plexi, pierre, bois, métal et autres) afin de découvrir comment ils interagissaient avec la lumière.

J’ai été guidée vers les films plastiques et découvert leur propriété magique de pouvoir fusionner avec la matière qu’ils recouvrent provoquant chez eux des aspects changeants similaires aux transitions de phase de l’eau (état solide, liquide et gazeux), telles que j’ai pu les observer à la lisière des lacs gelés. En quelque sorte ils semblent transmuter la matière par interaction avec la lumière en ce tout que j’ai nommé Matière-Lumière.

Comme vous le signalez très justement, les films plastiques portent en eux un enjeu écologique contemporain et le plastique non réutilisé et jeté dans la nature pose un problème majeur. Mais dans l’histoire de l’humanité, c’est souvent l’usage que l’humain en fait qui est problématique et pas le matériau en soi. Dans ma pratique je transfigure ce matériau en œuvre d’art, je le sanctuarise.

Si nous oublions pour un instant ce à quoi renvoie le « plastique » dans notre monde d’aujourd’hui, la substance de ces films, issus du carbone organique, épurés, affinés et transformés par l’humain… devient quasi alchimique, immatérielle, subtile et si « pure » que leurs caractéristiques font penser à la fleur de lotus, fossile vivante, représentant un processus de la renaissance, de l’auto-régéneration, de transformation par la lumière. Ayant des racines basées dans la boue, la fleur de lotus plonge chaque nuit dans les eaux troubles et dès que le soleil se lève, elle ré-ouvre ses pétales et refleurit sans un seul résidu sur ses pétales.

Ce matériau issu du plus profond de la terre est transfiguré par votre création… Que souhaitez-vous donner à voir ainsi ?

Je réalise actuellement que la contrainte écologique portée par le matériau ajoute paradoxalement une dimension supplémentaire à l’œuvre vu par le monde contemporain… Mais au-delà de cet enjeu, ces films sont aussi et surtout porteurs de la mémoire de la vie. Issus du carbone organique et fossile réutilisé depuis des centaines de millions d’années par le cycle de la vie, ils constituent un lien crucial entre le vivant sur terre et les atomes créés dans le cœur des étoiles. Cette mémoire et ce lien habitent mes œuvres, les rendent intemporelles et vivantes… Créer une Matière-Lumière est un acte réparateur. Il pose la question de la renaissance de l’homme et aussi de la réapproriation par l’homme de son humanité. Sorte de placenta de l’être vivant, cette création questionne ce qui, dans l’homme et dans le monde, est force créatrice.


Dans l’histoire des arts, certaines œuvres avaient pour dessein d’abriter des esprits pour protéger les hommes du mal. C’est par exemple le cas de masques africains, Fang, Punu ou Baoulé, utilisés lors de cultes rituels ; ils devenaient vivants. Trouve-t-on cette dimension mystique dans votre œuvre ?

Depuis ses origines, l’art a une présence éminemment spirituelle. Je crois fortement que l’art représente une véritable nourriture pour l’âme. Mais cette approche, très personnelle et intime, dépend du niveau de conscience de chaque être…

Mes créations Matière Lumière incarnent un long cheminement personnel fusionnant la quête individuelle à une dimension universelle. Une expérience mystique s’est progressivement manifestée dans différentes formes de créations sans que j’ai compris leur signification profonde dans l’instant même. J’ai été « obligée » de faire, de créer ce qui me traversait et d’accueillir très humblement la forme et ses esprits qui y habitent.

Une œuvre a sa propre conscience, elle vient de loin. Sa vibration est au-delà des mots, elle dépassera toujours ce que je pourrais dire. Cela appartient au grand mystère, qui anime mes créations.


Une dimension « autre » apparaît par le travail des formes, des lumières, des textures et plus intimement dans les « effets » qu’il produit. Matière-Lumière dévoile des œuvres énigmatiques à l’aspect changeant. Que recherchez-vous à travers le mouvement ?

Matière-Lumière incarne le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière. Cette création permet une infinité de regards et d’œuvres par la réflexion/réfraction de la lumière et, par sa géométrie singulière, comme sculpture unique dans l’instant. Elle permet au spectateur de participer à une expérience de quasi transmutation de la matière par la lumière.

Ainsi comme c’était le cas lors de la performance Matière-Lumière, un spectateur, situé dans un endroit donné pouvait se retrouver au seuil d’une grotte, et en se déplaçant de quelques pas, faire face à un paysage d’un monde lointain, ou le minéral s’est transformé en or.

La perception du spectateur est une transmutation de la matière, du plomb vers l’or… plus généralement dans des formes changeantes, minérales, végétales, animales, humaines, cosmiques.

Une fois la substance brute réduite à son essence, elle devient le matériau de notre propre création. Cette phrase étrange vous accompagne depuis longtemps. Dans quelle mesure résume-t-elle votre processus de création ?

Semblables à des rayons, des particules projetés, nous faisons part d’un processus de grandes transformations, « substance brute » qui évolue, se transforme et s’élève dans le temps. Nos souvenirs, conversations, lectures, visions et rêves s’enregistrent en nous et c’est grâce à eux que peu à peu notre sensibilité s’enrichit, notre compréhension s’améliore, notre conscience s’élève.

Ma création Matière-Lumière est animée et habitée par le principe de matérialiser la lumière et de spiritualiser la matière. J’ai souvent la vision qu’en nous, dans un état subtil, existe l’équivalent de tout ce qui se trouve dans l’univers, et que travailler avec la lumière nous permet de fusionner avec elle, de devenir UN, en nous libérant des « couches » pour devenir ce que nous sommes… et révéler notre véritable essence.

À un autre plan ce principe se manifeste dans ma création Matière-Lumière, le carbone, « substance brute », transformé en films transparents, est devenu le matériau de ma création. Je pense notamment à mes nouvelles œuvres, les Stèles, œuvres translucides, elles nous transmettent leur mémoire à l’infini par la lumière. Elles incarnent « l’essence » d’une lumière fossilisée, tels des gardiens de seuils reliant la terre et le ciel. Habitées par l’écriture secrète de l’univers, elles s’approchent de la transparence, de l’invisible… pure présence.

À ce jour, il m’est impossible d’exprimer la magie et la présence mystérieuse que je ressens en travaillant ce matériau… la terre qui devient monde et redevient terre pour redevenir monde, le contenu devenant contenant, le vide, la transparence… l’or véritable, la lumière.

L’observation des lacs gelés, vécue comme une révélation, vous a initiée au processus de transformation. Matière-Lumière incarne la transformation de la matière par la lumière. Pourquoi avoir choisi la métamorphose comme fil conducteur de votre travail ?

Le processus de transformation est critique pour la vie… Toute forme sur terre a tendance à se figer. Mais l’Intelligence universelle prévoit souvent les choses autrement et, au cours des siècles, des bouleversements se sont produits dans les périodes où les hommes ont refusé de faire évoluer les formes. Sont survenus alors des événements qui ont fait disparaître les systèmes établis, les doctrines et croyances…

L’acceptation de la transformation demande un lâcher-prise, un retour véritable à la source pour mieux s’enraciner et évoluer vers un état paisible de conscience plus élevé. Le chemin est très long mais c’est le seul qui m’intéresse vraiment.

Comme le rappelle, Olivier Schefer dans sa présentation des Stèles, Henri Focillon écrit dans La Vie des formes : “L’art commence par la transmutation et continue par la métamorphose, renouveau perpétuel de la création”. Cela rejoint ma pensée et m’évoque aussi la transmutation des atomes au sein des étoiles et la transformation des molécules organiques nées de la vie, matériau de mon œuvre. Je vois le cheminement Matière-Lumière comme le témoignage d’un perpétuel recommencement. Ce cycle se manifeste au plus profond de nous, au plus lointain de nous, à l’échelle infiniment petite et infiniment grande. C’est le cycle de toute la vie, de tout l’univers.

On est fait de poussière d’étoiles, on est fait de choses qui ont existé depuis une éternité et qui existeront encore dans une éternité sous des formes qui seront différentes. Et c’est ça que je souhaite transmettre, faire partager par ma création. C’est pour cela que quand vous regardez mes œuvres, vous avez du mal à dire à quelle époque elles appartiennent. Finalement est-ce que l’artiste l’a fait maintenant ? ou il y a des milliers d’années ?


Vous voyez votre création comme le témoignage d’un cycle perpétuel et d’un renouveau. Matière-Lumière incarnerait-elle la mort symbolique et la renaissance ?

Vous évoquez « la mort symbolique et la renaissance »… Personnellement, j’ai dû traverser l’expérience de l’imminence de ma propre mort. Dans ces moments difficiles, mais source d’inspiration profonde, l’acte de création éclaire, instruit en nous la vision de la suite du voyage. Et c’est ainsi que dans ces moments extrêmement intimes, j’ai été habitée par mon œuvre Matière-Lumière qui permet d’entrer en communion avec l’univers et ses mystères… pour aboutir à une création qui invite à intégrer et à dépasser la mort et à (re) naitre.

Matière-Lumière incarne effectivement un passage initiatique et l’évocation du mystère de la mort et de la (re)naissance… L’expérience de la vraie lumière est toujours liée à l’expérience antérieure de l’obscurité. C’est seulement en endurant, en acceptant l’obscurité que l’homme peut trouver la lumière. Comme le rapportent tous les grands maîtres, toute l’obscurité fait partie de la vraie lumière qui est au-delà de la lumière et de l’obscurité.

Dans votre œuvre, on sent le besoin de réconcilier les contraires, d’incarner une unité dans la dualité constante : ciel (lumière) et terre (matière), intérieur et extérieur, invisible et visible, mort et vie.

On oppose lumière et matière, ciel et terre. Or, ceux ne sont pas deux mondes opposés, ni même séparés : non seulement ils sont continuellement en relation, mais ce sont leurs échanges qui entretiennent la vie dans l’univers. Comme l’écrivait Novalis : « Le siège de l’âme se trouve au point de contact entre le monde intérieur et le monde extérieur. ».

Matière-Lumière révèle le principe de l’intégration des dualités : la diversité apparente, multiplicité des formes du monde. Elle désigne l’unité fondamentale : terre-ciel / corps-esprit / jour-nuit / ombre-lumière / extérieur-intérieur / matérielle-immatérielle / réel-imaginaire / simple-complexe / simple-multiple / brut-précieux / brut-noble / opaque-transparent / lourd-léger.

Nous retrouvons dans votre travail l’affirmation d’une sensibilité spirituelle…

Souvent je prononce la phrase « mon cheminement est de spiritualiser la matière et de matérialiser la lumière ». Par là j’entends réconcilier l’esprit avec la matière. Être artiste est une grâce mais aussi un devoir. Accueillir le don du ciel exige d’aller vers l’unité dans son existence, de percevoir le monde comme un continuum dans lequel tout est lié à Tout. Dans cette quête, il y a une volonté de se reconnecter à une conscience que je pourrais qualifier de spirituelle et religieuse, au sens étymologique « relier », relier à ce que nous sommes et à ce qui nous dépasse.

Y-a-t-il une volonté de renouer avec les origines et de revenir à une sorte d’archaïsme dans votre geste créatif ?

Il y a une phrase de Dubuffet que je trouve très belle ; « Je rencontre la pierre quand je la peins ». Je rencontre finalement la matière, la lumière et tout ce qui les lie lorsque je crée. C’est un retour au sol, à la terre. Ce retour aux origines est inéluctable. Le faire…. créer c’est penser et ne pas penser en même temps. La conscience de ma création me guide, elle devient le principe de mon monde et ce monde devient mon art. Ce retour à des formes archaïques, ancestrales invite à prendre conscience du croisement des lignes d’un passé et d’un futur… permet d’être relié au présent, ici et maintenant.

Selon les textes philosophiques de l’Inde, le corps est un lien sacré divin, comparé à un temple qui permet de se relier à ce qui est ‘essentiel’. Quelle place donnez-vous au corps dans votre art ? Que ressentez-vous au cours de l’acte de création ?

La question du corps est primordiale. Je pense que personne ne peut réaliser un véritable travail en ignorant le corps, « véhicule » de notre âme, habité et animé par l’esprit. Le corps est l’instrument, le canal, par lequel passe mon intuition et mes sensations. Lorsque je crée une ML, mon corps fusionne littéralement avec l’œuvre… les deux se co-construisent aboutissant à une (co -) naissance.

Le tout s’amplifie dans l’acte de création, rapport presque charnel aux différentes matières que je compose, que je sculpte dans la lumière. Ce processus de création, très physique, est en quelque sorte une mue perpétuelle qui incarne mes expériences sublimées à une échelle universelle. Elle passe par des états plus denses ou plus subtils. Similaire à la matière unique du “corps-âme-esprit” Il n’existe aucune rupture réelle entre eux.

Il est des moments magiques, où je me sens emportée, hors de l’espace et du temps, où l’action des mondes supérieurs se fait sentir dans un état de grâce, une parfaite sérénité de l’âme, un silence qui relie à cette lumière originelle pénétrant toute la création…

Ce moment ne se manifeste pas par un changement éclatant dans mon comportement, mais par une transformation très subtile et silencieuse de mes sentiments, de mes pensées et de mes actions… Je me trouve alors habitée par la conscience de ma création qui me lie au Cosmos, et deviens co-créatrice d’un processus universel…

Exposition personnelle d’Evi Keller
Stèles
20 mars 2021 – 7 juillet 2021
Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais
5 rue de Saintonge, 75003 Paris
Galerie Jeanne Bucher Jaeger
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