EVIDENCES

Par Frédéric Ogée

Tout commence par une projection vers la lumière. Dans l’œuvre vidéo Towards the Light, qui a d’une certaine manière fait naître toutes les projections de matière qui vont suivre, Evi Keller nous invite à un envoûtant voyage au coeur d’un univers de nervures lumineuses, de respirations organiques, de boursouflures magmatiques faisant jaillir du plus profond de la lumière et de la matière ce qui pourrait être (ou avoir été), en parfaite synchronie, nos mondes utérin et cosmique. Confondant l’expérience primale de notre première existence et celle, plus lointaine, plus intuitive, de l’origine du monde, Evi Keller fait apparaître et disparaître au travers d’une méditation visuelle et sonore d’une dizaine de minutes l’évidence du mystère le plus complexe qu’est celui de l’origine de toute vie, de toute matière, c’est à dire qu’au commencement tout est lumière.

De cet élan mystique, personnel et poignant, Evi Keller a extrait une série de photographies magnifiques, aux teintes sepia (dont on sait que c’est aussi un arbre aux vertus médicinales), précieux recueil d’arrêts sur image qui invitent dès lors à la contemplation, à ces «transformations silencieuses» dont la temporalité concentrée fait retour sur l’intime. Après l’expérience sidérale de l’œuvre vidéo, ces images-tableaux s’offrent à nous comme autant de méditations picturales, où la sombre lumière, du fond de la composition, fait vibrer les trois autres éléments—l’eau, l’air et la terre—à la manière d’un Turner, pour dire l’histoire intime de son rapport à la matière.

C’est l’origine du monde, c’est celle aussi du travail de l’artiste, et ce qui frappe dans le parcours des différentes œuvres d’Evi Keller c’est sa proximité ontologique, éthique même, avec les entreprises de ces artistes—Le Caravage, Rembrandt, Chardin, Monet, Rothko, Soulages, Freud— qui ont choisi d’éliminer du tableau tout sujet apparent pour faire de cette recherche même de la matière-lumière le sujet de leur quête, et donc le sujet réel de l’œuvre, en suggérant que l’on touche là à l’essentiel.

Nous sommes ici au coeur de l’Histoire, celle qui va du magma initial aux motifs les plus prégnants de la Nature, en particulier ces nombreuses évocations d’arbres frémissants, traits d’union reliant ciel et terre, dans une verticalité essentielle, dont les reflets dans l’eau soulignent la complétude autant qu’ils la fragilisent, prévenant ainsi toute certitude mystique.

Triptyques / Triades / Trinités : troisième étape de cette sublime quête artistique, les œuvres rassemblées sous le titre Matière-Lumière travaillent à leur tour notre sens confus, élémentaire, de cette histoire «primordiale», en évoquant cette fois quelques traces de notre inscription humaine. Tour à tour vitrail, tapisserie, tapis d’Orient, manteau royal ou chasuble, chatoiements de teintes pourpres et noires, les voiles de lumière d’Evi Keller, dans leur émoi vital, convoquent les réminiscences les plus confuses, les plus affolantes et sans doute les plus oniriques de notre imaginaire, en triades constellées : Cluny, Holbein, Aubusson ; les palais persans, le Palais des Doges et celui des Papes ; la dague, l’anneau, le cachot ; la jugulaire, l’alchimie, la tombe ; l’éclosion, l’éclat, l’éclipse—la lumière noire.

Et si les chatoiements laissent apparaître fugacement des lapis, des safrans, des rubis, des argents, on n’échappe pas longtemps à l’effet du triptyque chromatique essentiel, organique, par lequel Evi Keller travaille la « matière-lumière » et tente de donner forme au lien indissociable entre les deux : le rouge, l’or et le noir. En faisant dialoguer ces trois couleurs les plus denses en infinies variations sans cesse renouvelées, Evi Keller place son entreprise sous le triple signe du sang, de la lumière et de la mort.

Car ce qui donne vie et mort à la matière, c’est bien la lumière, sans laquelle elle restera inerte. C’est bien là le travail vital de l’artiste et du poète, sans qui, jamais, nous ne pourrions nous rendre à cette « évidence ».

Frédéric Ogée, exposition «Matière-Lumière»,
Galerie Jeanne Bucher Jaeger, 2015.