Le camp du drap d'or

Par Jean-Michel Hirt

Vous qui entrez dans l’oeuvre d’Evi Keller, au Domaine de Chaumont-sur-Loire, renoncez aux limites de votre regard. Cette plasticienne dont le travail recycle la matière plastique, issue des profondeurs de la terre sous la forme originelle du pétrole, vous invite à renouer avec les racines de votre humanité, grâce à cette lumière qui sourd de ce qu’elle expose et répand ses lueurs à l’infini. Alors, oui, entrez dans ce mouvement perpétuel de Matière-Lumière qui tourbillonne dans l’immense draperie de la Grange aux Abeilles, ce drap d’or et de goudron tissé-frotté, jusqu’à devenir la peau des âges qu’il compose, depuis la nuit de Lascaux jusqu’aux grottes marines des villes englouties. Arrêtez-vous, prenez ce temps que vous n’avez pas, oubliez un instant la rumeur de la ruche générée par la dévastation du monde et les guerres civilisées. Offrez-vous un coup d’oeil d’omniscience face au dessous des cartes que cette artiste présente en vous plongeant dans l’envers cosmique de l’endroit en ruines où nous vivons.

L’étonnant quand l’on quitte du regard cet accomplissement visuel mais aussi sonore – un gong ne cesse par ses variations d’intensité de scander les variations de la lumière projetée –, c’est de voir surgir dans les pensées des tableaux de Georges de La Tour, ceux d’un siècle, le 17e, qui ne doutait pas de la pérennité des âmes manifestées par leurs corps, telle que l’incarne la figure de Marie-Madeleine souvent représentée. Je me souviens que son choix de placer au centre de sa toile un organe de lumière, lampe ou bougie, irriguait la chair et décuplait l’espace.

Ombres et lumières devenaient les sujets principaux, exhaussaient les thèmes religieux happés par une clarté solaire qu’ils recélaient, mais que seul le peintre libérait. Ici, les entrelacs des matières et des lumières ne convoquent pas des personnages mais bien plutôt les esprits qui président à leurs compositions. Ils accourent du fond des âges tant ils sont attendus.

La temporalité mise en oeuvre par Evi Keller défie les horloges et rend aux passants des mythes leur anonymat. Procession sans fin qui fait éprouver les sortilèges de chacun, qu’il apparaisse sous l’aspect d’un animal fabuleux, d’un moine encapuchonné, d’un génie pensif, d’une fée aux cheveux tressés d’ébène, chacun ici contemple la vision qui le regarde.
Il y a une dimension thérapeutique dans cette installation, la puissance visuelle qui s’empare du « voyant » face à elle, non seulement le désenvoûte de l’actualité accablante de notre temps, mais le transporte dans des mondes intérieurs étranges, si proches des yeux de l’âme. Ces terres intimes entrent en résonance avec nos réalités psychiques et spirituelles, trop ignorés, redoutés ou éclipsés par les innombrables divertissements qui nous détournent de nous-mêmes. Mais un tel transport s’effectue sans aucune violence, c’est une onde soyeuse qui lisse l’âme, qui enveloppe le regard et le dépose en un lieu où il rend grâce. (…)