La quête de la lumière, le 'Graal' d'Evi Keller

L’artiste interprète de façon unique, dans le paysage contemporain, la question de la lumière. Elle nous a ouvert les portes de son atelier pour nous initier à ses Matière-Lumière. Un voyage hors du temps.

Par Stéphanie Pioda

On l’imaginait plutôt perdu en pleine nature, au coeur de la forêt ou au bord d’une rivière, mais non : l’atelier d’Evi Keller est niché non loin de la place de la République, à Paris, à l’abri de la rumeur de la ville dans une allée privée. La porte à peine franchie, et l’on est propulsé dans une atmosphère atemporelle, face à de monumentaux voiles de «Matière-Lumière» suspendus à des rails, accueilli par une sculpture au blanc maculé, entre gardien des lieux et protecteur de l’artiste ou des oeuvres. On s’attendrait presque à ce qu’il s’anime pour nous poser l’énigme du Sphinx de Thèbes, tant il dégage une présence intrigante. Un peu plus loin, la flamme d’une bougie s’agite paisiblement devant un bodhisattva, achevant de nourrir l’ambiance contemplative des lieux, au rythme de musiques du monde. C’est dans cet endroit magistral, baigné de lumière par les grandes baies vitrées, sous une hauteur de plafond de cinq mètres, que l’artiste allemande (née en 1968) travaille.

Après des études d’histoire de l’art, de photographie et de graphisme à Munich, Evi Keller s’installe à Paris en 1994.

Si elle se consacre pleinement à son art depuis 2000, elle s’est fait véritablement remarquer en 2014, après ses interventions à Saint-Étienne-du-Mont, à l’occasion de la Nuit Blanche parisienne, et à l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, lors du Salon YIA (Young International Artists) hors les murs. Elle y présentait des photographies et la vidéo appartenant à la série «Towards the Light – Silent Transformations », l’une des étapes fondatrices qui l’a amenée à ses «Matière-Lumière», comme elle les nomme. Il s’agit d’une recherche menée autour des états de transition de la matière, de l’état solide à l’état liquide, du passage de la glace vers l’eau ou inversement.

L’INCERTITUDE DE LA PERCEPTION

Ce concept présidait déjà à son installation Reconciliation, en 2004 : quatre-vingt-un écrans diffusaient une vidéo évoquant un battement de coeur et des gouttes de sang faisant fondre la glace. Dans Towards the Light, elle traque avec son objectif l’instant précis où la surface de l’eau se transforme, se ride ou se fige, jouant ainsi sur les pertes de repères visuels : on ne sait plus si l’on se trouve face au reflet des arbres dans l’eau, face à un paysage réel ou imaginaire, ou une superposition d’images laissant apparaître ici ou là des silhouettes venues de nulle part. La vidéo hypnotisante de ce qui pourrait ressembler à un voyage intérieur a été présentée en 2015 à la galerie Jeanne Bucher et à la Maison européenne de la photographie, à Paris, avant d’intégrer la collection d’art vidéo de l’institution.

La puissance de ces photographies est particulièrement éclatante dans «Château Kairos», au château de Gaasbeek en Belgique, où Evi Keller les a produites dans un très grand format. La magie des rapprochements pensés par la commissaire Joke Hermsen – brillante philosophe et femme de lettres néerlandaise –, renforce le sens de l’oeuvre. Une sculpture d’Anthony Gormley, au centre de la salle, figure un corps se dématérialisant, relayant, par un heureux hasard, le processus de métamorphose cher à Evi Keller et qui s’incarne dans ses «Matière-Lumière». Il s’agit de voiles de films transparents qui peuvent atteindre seize mètres de long ; ce travail minutieux donne l’impression de voir la croûte terrestre d’un paysage volcanique, la surface d’une plaque métallique qui aurait été ployée, chauffée et malmenée jusqu’à la limite de sa résistance physique, ou encore des ciels cristallins dont la filiation avec Turner pourrait être revendiquée. L’oeuvre n’est pas figée et, selon l’éclairage, peut passer d’une planète tellurique à un cœur rouge sang vibrant ou à l’immatérialité de l’éther. «La lumière réinterprète à l’infini les oeuvres qui sont modulables dans l’espace-temps», lâche-t-elle. Evi Keller nous place en suspens et le spectateur, incapable de saisir la réalité de ses oeuvres, oscille entre un ancrage dans la matière et une ouverture vers l’infini. La perception se trouble si l’on marche à côté: voilà l’oeuvre qui ondoie et flotte, tant le support est fluide et léger. On se trouve en dissonance cognitive, comme le définit la psychologie sociale, déstabilisé face à toutes ces informations contradictoires, décryptées par l’oeil et par le cerveau. Ce sont peut-être les conditions pour accepter le lâcher prise et basculer dans cette production véritablement unique dans la création actuelle, et dont la beauté et l’enchantement agissent aussi bien dans l’atelier que dans une salle d’exposition ou en extérieur. En juin 2016, une Matière-Lumière flirtait avec un chêne, à l’occasion de la manifestation «Sèvres Outdoors». «Après cinq mois sur place, elle est devenue une écorce d’arbre magnifique, véritable communion avec les éléments, le soleil, la chaleur et le vent.»

La pièce n’a en rien été dénaturée par les conditions météo, «bien au contraire, elle s’est rapprochée d’une notion importante : elle devient nature. L’art devient sublime lorsqu’il se rapproche de la création de la nature.»

LE RÊVE IMPOSSIBLE DE L’ALCHIMISTE ?

Evi Keller ne rentrera pas dans les secrets de fabrication, mais on imagine très bien la «toile» tout en transparence recouvrant le sol, sur laquelle l’artiste danserait en semant ses pigments, emprisonnant l’air, boursoufflant la peau avec la flamme, frottant et caressant de la main, usant de pinceaux et de couteaux à peindre. «Dans mon oeuvre transfigurée en lumière, je rejoins Joseph Beuys, qui me touche sur plusieurs plans, dans la quête de substance vitale, notamment celle de la chaleur.» En effet, certaines des sculptures de celui qui ne faisait pas de différence entre l’art et la vie ne sont que flux, énergie et chaleur. En chamane, Evi Keller jongle avec les quatre éléments pour réaliser une oeuvre fascinante, comparable au rêve de l’alchimiste : transformer le plomb en or. Toutefois, l’or dont il est question n’est pas celui des richesses terrestres, mais spirituelles. On s’élève, guidé par le précepte gravé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, « connais-toi toi-même », qu’Evi Keller aurait remplacé par un «deviens toi-même». Ce «voyage initiatique vers la lumière» dont elle parle est du même ordre que cette pérégrination mentale à laquelle s’exerçaient les lettrés de la Chine des Song dans les peintures de paysage ; mais là où le chemin est tracé pour gravir la montagne, il devient multiple chez Evi Keller, placé sous le signe de la liberté. Il s’agit avant tout de solliciter tous les sens, car l’artiste refuse d’enfermer son oeuvre dans un discours qui la limiterait : chacun est prié de se l’approprier, de plonger dans les différentes sphères qui s’ouvrent. Comme face à un miroir, chacun s’y reconnaîtra, en passant instantanément du macrocosme au microcosme. L’artiste nous révèlera quand même qu’elle perçoit ses Matière-Lumière comme des «voiles de guérison», idée que l’on retrouve dans ses sculptures, un volet de recherche qu’elle a ouvert récemment. Ces silhouettes suggérant une présence humaine sont, selon l’angle de vue, masculines ou féminines, une dualité qui plonge dans les racines de la philosophie chinoise et renvoie à un rapport au temps purement janusien. Ce plâtre qui les façonne endosse également l’idée de transition de la matière : de liquide, il devient solide en séchant. Quant au mot «plâtre», il évoque aussi la fracture, la blessure, le soin, la guérison. D’ailleurs, une fois qu’ils seront au complet, ces « gardiens » se verront recouverts des voiles de Matière-Lumière. La quête se poursuit.

Matière-Lumière, sans titre, ML-SCR-18-0718, détail