Scénographie de l’Opéra Didon et Enée de Purcell

Dans la scénographie que j’ai conçue pour l’Opéra Didon & Enée d’Henry Purcell et Nahum Tate, j’ai souhaité aller au-delà de la création d’un décor en immergeant l’Opéra dans une œuvre d’art total fusionnant le lieu, la musique, le chant et la danse. Cette scénographie est habitée par des créations que je nomme Matière-Lumière, qui incarnent le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière. Elle se déploie sous la forme de trois voiles monumentaux, dont un triptyque translucide et trois sculptures-costumes pour les interprètes principaux.

La Lumière est, selon moi, la plus belle forme d’expression de l’amour, et la source primordiale de la rencontre des deux âmes Didon et Enée. Leur histoire est transcrite par une «Performance», interprétée par la lumière qui porte leurs expériences personnelles à une échelle universelle. La vibration organique d’une lumière fossilisée, devenue peau vivante qui les enveloppe et respire, crée une relation intime entre les spectateurs et l’histoire d’amour de Didon et Enée à l’échelle physique, psychique et spirituelle. Par son écriture dynamique et évolutive dans la matière subtile de l’œuvre d’art, la lumière nous relie aux esprits des deux âmes. Elle les guide, les anime et, par la mort de Didon, sublime leur amour en un amour universel et éternel.

La partition jouée par la réflexion, la réfraction, l’absorption et la transmission de la Lumière sur les œuvres Matière-Lumière, permet une infinité de regards possibles selon l’œuvre et la position du spectateur. Les voiles Matière-Lumière ainsi que les sculptures-costumes, sont en perpétuelle évolution, allant du règne minéral, végétal, animal, humain jusqu’au divin. Apparaissant et disparaissant dans la lumière, ils créent un lien envoûtant, en offrant un rapport quasi charnel aux corps des amants et au chant. Il ne s’agit pas de la lumière qu’on projette sur scène mais de la lumière qui émane des œuvres et des êtres.

Les sculptures-costumes fusionnent les chanteurs qui les habitent avec l’ensemble des éléments scénographiques. La lumière permet de transformer les sculptures, en particulier celle que revêt Renato Dolcini qui interprète Enée mais aussi, drapée dans l’obscurité, la Grande Sorcière. L’immobilité des chanteurs revêtus des sculptures-costumes leurs confère une attitude hiératique qui contribue à inscrire l’opéra dans une dimension intemporelle. Le triptyque de voiles translucides, matière dissoute et gravée par la lumière, est l’expression de mondes lointains, organiques et vivants. Tels des esprits qui s’incarnent, leur feu céleste amplifie la force cosmique du chant.

La première œuvre, monolithe de braises et de cendres est prémonition : elle évoque la mort de Didon dans le noir absolu d’une lumière pétrifiée. Dans le second voile, elle se transforme en paysage lumineux d’un monde sensible en devenir. Les esprits de la nature y palpitent, leur feu céleste sublime et amplifie la force cosmique, la magie éternelle de la musique et de la danse.

La grande surface réfléchissante de l’eau noire qui couvre le sol est la matrice du voyage initiatique… portrait miroir, face à face avec soi-même… l’eau noire nous lie avec le ciel et la terre, nous approche de l’unité. Les reflets du voile dans la profondeur de l’eau, la fonte du gel des cristaux de l’âme et l’immersion dans l’infini de l’univers entrent en résonance avec la mort de Didon, traversée du miroir. Tel un gardien du seuil, seul à connaître le secret, le monolithe noir témoigne de l’empreinte de leur passage, de toute l’histoire.

Evi Keller, 2023