Stèles

L’art commence par la transmutation et continue par la métamorphose.
Henri Focillon

Pierre dressée au bord d’un chemin, monolithe funéraire ou pièce de bois votive, la stèle possède la beauté d’une page d’écriture, l’énigmatique présence d’une rencontre décisive ; c’est aussi une étoile, dit le latin.

Les stèles d’Evi Keller sont les fragments lumineux d’un Tout en perpétuel devenir, Matière-Lumière, véritable œuvre-monde. Depuis plusieurs années, l’artiste œuvre en solitaire, semblable à ces moines anachorètes méditant dans les replis d’une grotte, tout entière vouée à cette œuvre au long cours qu’est Matière-Lumière. Empruntant le chemin de quelques aînés, Joseph Beuys, Mark Tobey (on croirait aussi entrapercevoir les Otages de Fautrier, telle peinture de Sam Francis), Evi Keller transforme magiquement les matériaux extérieurs en substances propres, elle rassemble les pièces éparses d’un monde diffracté, l’infiniment petit et l’infiniment grand.

Avec elle, l’art n’est plus un jeu, une provocation ni une performance, il renoue avec une pratique ancienne, la transmutation des éléments. L’artiste qui s’engage profondément dans les arcanes de la Création, disait Henri Focillon, « se construit une physique et une minéralogie, il est d’abord artisan et alchimiste, il a les paumes noires et déchirées, à force de se mesurer avec ce qui pèse et ce qui brûle ». Assurément, les œuvres d’Evi Keller relèvent de la peinture, de la photographie, de la sculpture, de la vidéo, mais elles n’appartiennent à aucun genre connu. Ces pièces saturniennes et solaires sont avant tout des morceaux de matière transfigurée par la lumière, le vil plomb changé en or.

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Des civilisations ancestrales – babyloniennes, assyriennes, chinoises – Evi Keller retrouve ici la fonction sacrale du seuil et du passage. Instituer le sacré c’est d’abord définir une limite, établir un espace de transition (porte, colonne, arche, péristyle), s’enquérir de lieux sensibles où s’éprouve l’influx des choses et des êtres.

Evi Keller dresse des stèles sur notre route et nous invite à pénétrer dans un autre espace, un autre temps.

Rapprochez-vous : ce sont des mondes en miniatures et en fusion ; brindilles, écorces, ossements, toiles d’araignée, traits d’un visage, trouées d’étoiles. Ces surfaces vivantes et vibrantes évoquent parfois les encres cosmiques de Victor Hugo, plus sûrement encore le mur de taches d’humidité et de pierres colorées que Léonard de Vinci préconisait au peintre de contempler pour y voir apparaître toutes les figures possibles, scènes de batailles, fleuves, arbres, montagnes…

Lorsqu’il découvre la forêt des stèles de Xi’an, Victor Segalen reconnaît l’œuvre de la civilisation Han dans ces pièces de bois dressées de part et d’autre de la fosse pour permettre l’inhumation d’un cercueil.

Mille ans auparavant, les stèles étaient des poteaux sacrificatoires en pierre, également destinés à mesurer avec le passage de l’ombre le moment du soleil. Non point la lumière extérieure, mais la révolution d’une lumière intérieure, l’« astre est intime et l’instant perpétuel » écrivait Segalen. Les stèles d’Evi Keller rejoignent aussi, dans une même quête mémorielle, les fascinantes lamelles d’or orphique avec lesquelles elles possèdent de surprenantes affinités.

Matière-Lumière [Stèles], ML-V-20-0709, détail, 2020

Car dans la tombe des initiés de la Grèce ancienne se trouvaient de délicates petites feuilles d’or gravées, pliées en deux, comportant des instructions pour le voyage dans l’au-delà. À déchiffrer les textes incisés sur la matière, il est question de la source Mnémosyne à laquelle doivent s’abreuver les âmes en partance. Sur une lamelle du IIIe siècle avant J.-C., découverte en Crète, ces quelques lignes, poème secret de l’âme :

Je brûle de soif et je défaille : donnez-moi donc
à boire l’eau de la source qui coule pérenne, à
droite, là où est le cyprès. – Qui es-tu ?
D’où viens-tu ? – Je suis le fils de la Terre et
du Ciel étoilé.

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Sur ces stèles – pages brûlantes gagnées par un feu intérieur, fines couches de glace bleuie, où il arrive qu’une tache de sang noircisse – Evi Keller écrit la mémoire des éléments primordiaux, l’eau des sources et des fleuves, le feu souterrain, la terre des forêts, l’air du ciel. Cette mémoire relie notre corps d’eau et de carbone aux plus lointaines étoiles de la galaxie.

C’est un voyage ancien qui ne fait pourtant que commencer.

Olivier Schefer

Exposition personnelle d’Evi Keller
Stèles
20 mars 2021 – 17 juillet 2021
Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais
5 rue de Saintonge, 75003 Paris

Vidéo Stèles 2021

Sélection d’œuvres