Extraits du dossier de presse

« (…) S’il est un artiste qui prolonge aujourd’hui cette quête de spiritualité réconciliatrice, les préoccupations cosmiques et microscopiques de Mark Tobey, c’est probablement l’artiste allemande Evi Keller, découverte il y a quelques années par la galerie Jeanne Bucher Jaeger. Cette œuvre immense, désignée sous un même vocable, Matière-Lumière, fourmille de détails et de mondes en extension, comme les toiles de Tobey. Evi Keller a faite sienne l’ambition de romantisation du monde de Novalis : unifier le fini et l’infini, le visible et l’invisible, la matière nocturne et le feu théophanique. Quand Tobey peint d’énigmatiques vibrations de couleurs, pluies d’atomes et nuages flottants, il capte des fragments d’univers en de petites fenêtres. Evi Keller élargit le champ pictural, en faisant vivre ses matières au sein de vastes toiles recouvertes de cendres et de pigments, mais aussi à travers des photographies et des vidéos, elle travaille également sur de délicats morceaux transparents de toiles plastiques peintes en bleu, noir et or, friables comme de l’écorce. Du grand au petit, du petit au vaste, l’unité en devenir de cette œuvre est celle d’un corps : non pas l’enveloppe particulière du moi, mais le corps intérieur, celui de l’âme incorporée, et le corps externe du cosmos aux multiples galaxies. Notre matière charnelle, rappelle l’artiste, est consubstantielle à l’univers, elle est composée d’eau, de carbone, d’azote, d’hydrogène. On ne cesse de répéter, notait déjà Henri Bergson dans Les Deux sources de la morale et de la religion, que notre corps est bien peu de chose au regard de l’univers, pourtant « si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il perçoit tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles.

L’œuvre d’Evi Keller se tient au croisement de la matière dont nous sommes faits et de la lumière en laquelle d’anciennes civilisations plaçaient le principe intelligible suprême, le soleil même du vivant. En remontant plus loin, car les changements d’échelle sont aussi des voyages temporels, nous verrions les hommes de la Préhistoire animer, c’est-à-dire doter d’âme, au moyen de torches, d’éclats de feu, les parois des cavernes et la vie souterraine ambiante. Les premiers artistes, dessinateurs aux « mains d’or » pour reprendre la belle expression de François Warin sont aussi les plus atemporels, tels Mark Tobey et Evi Keller. En sortant de la grotte de Lascaux, Picasso remarquait, rappelle Warin : « On n’a jamais rien fait de mieux … et nul d’entre nous ne peut en faire autant. »
Chez Evi Keller : un soleil trempe dans l’eau noire de la grotte ; des filaments de sang gouttent sur des feuilles d’or ; une muraille dure et graniteuse s’évapore en un voile léger et fluide.
Et tandis que nous parlions et regardions ailleurs, voici que le soleil se lève sur la lune, révélant, écrivait Hugo, une œuvre lumineuse qui attendait patiemment dans la pénombre. (Olivier Schefer, réf. 1)

(…) Depuis plusieurs années, l’artiste œuvre en solitaire, semblable à ces moines anachorètes méditant dans les replis d’une grotte, tout entière vouée à cette œuvre au long cours qu’est Matière-Lumière. Empruntant le chemin de quelques aînés, Joseph Beuys, Mark Tobey (on croirait aussi entrapercevoir les Otages de Fautrier, telle peinture de Sam Francis), Evi Keller transforme magiquement les matériaux extérieurs en substances propres, elle rassemble les pièces éparses d’un monde diffracté, l’infiniment petit et l’infiniment grand.

Avec elle, l’art n’est plus un jeu, une provocation ni une performance, il renoue avec une pratique ancienne, la transmutation des éléments. L’artiste qui s’engage profondément dans les arcanes de la Création, disait Henri Focillon, « se construit une physique et une minéralogie, il est d’abord artisan et alchimiste, il a les paumes noires et déchirées, à force de se mesurer avec ce qui pèse et ce qui brûle ». Assurément, les œuvres d’Evi Keller relèvent de la peinture, de la photographie, de la sculpture, de la vidéo, mais elles n’appartiennent à aucun genre connu. Ces pièces saturniennes et solaires sont avant tout des morceaux de matière transfigurée par la lumière, le vil plomb changé en or. (…) » (Olivier Schefer, réf. 2)

« (…) Par le biais des jeux de projections lumineuses et de variations sonores, l’artiste s’emploie à faire revivre des processus de création naturelle : selon les déplacements et l’intensité du faisceau lumineux, une diversité de matières se concrétise sur la toile tendue. L’immense drap qui compose le corps de son installation – tissu flottant, mur, morceau géant d’écorce – sembler passer de l’état solide et minéral (voici de la roche, des stalactites) à un état liquide (suintement de pierres, fûts de cristaux et de givre), le feu gagne également et l’on est bientôt aveuglé par le soleil noir de la mélancolie nervalienne. Nous pourrions, par moments, avoir l’impression de considérer le mur recouvert de taches de salpêtres, que Léonard de Vinci préconisait au futur peintre de contempler attentivement afin de voir surgir des formes nouvelles. Mais il s’agit d’un mur dont les formes informes s’animent, se plissent, se déplient, se métamorphosent sous nos yeux. (…)

Cette œuvre est à bien des égards un travail énigmatique et monumental. Monumental par son ampleur psychique, plutôt que colossal, terme malheureux qui désigne nombre de pratiques artistiques actuelles en quête de sensationnalisme et d’occupation des lieux. Chez Evi Keller, le monde immense murmure à notre oreille. (…) » (Olivier Schefer, réf. 3)

« (…) La nuit est noire et avancée. Il n’y a plus guère de queue pour entrer à l’église Saint-Etienne-du-Mont, place Sainte-Geneviève. La nef elle-même est plongée dans la pénombre. Une lumière tout au fond du transept lui donne une profondeur moyenâgeuse. Sur un écran géant disposé en son chœur, et prolongé sur les dalles centenaires par une bâche plastique, se déploient les visions minérales d’Evi Keller. Le lieu est propice à la mystique, ces images mouvantes ne le sont pas moins. Un Turner qui aurait manié la vidéo. Où bien est-ce nos yeux qui, hallucinés de sommeil, exacerbent la beauté spectrale de ces eaux, de ces ombres d’arbres, de cette lune, de ces déchirures de flocons ? Le plus étonné semble encore Samson, fils de Manoach, vainqueur des Philistins, qui, de sa force extraordinaire, porte pour l’heure l’énorme chaire en bois massif de l’église. Son regard insondable semble donner à tout ça, un sens inattendu : Une nuit blanche comme un dé à la nuit noire du temps. L’aube ne tardera plus. » (Laurent Carpentier, réf. 4)

« Mystère : le mot dessine un leitmotiv discret dans les réponses d’Evi Keller alors qu’un dimanche soir glacial, j’entreprends l’artiste sur les Stèles qui donnent leur titre à l’exposition qui va s’ouvrir chez Jeanne Bucher Jaeger.
« Mystère », en effet, que ces pièces délicates, à la liquidité chatoyante : fines lamelles irradiantes, comme découpées dans des concrétions géologiques aussi précieuses qu’imaginaires ? Membranes à peine tangibles où vibrent des poches de plasma versicolores, comme les squames d’un organisme fabuleux ? Carrelets d’un vitrail rêvé, dont la surface frémirait encore du feu du verrier ? Moi, je ne peux m’empêcher de voir dans ces gemmes des avatars de la légendaire Table d’Emeraude – cette plaque de pierre qui, dit-on, recélait l’enseignement d’Hermès, qui est la table de loi des alchimistes, la clef énigmatique de la science hermétique. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser car Evi Keller a quelque chose d’Hermès. (…) » (Damien Aubel, réf. 5)

« À l’instar de la déesse Perséphone, fille de Déméter, qui devait traverser les ténèbres pour renaître à la lumière du printemps, Evi Keller renoue avec la mémoire enfouie des matériaux pour mener son œuvre vers la lumière. Matière-Lumière (…) se déploie sous différents mediums : sculptures, peintures, photographies, vidéos, sons et performances. Telle une alchimiste, l’artiste transmute et sublime une matière vibrante et y grave le spirituel : une relation incarnée, immédiate se crée alors avec son œuvre qui nous entoure comme une peau vivante. Dès lors sa création, lieu même d’apparitions épiphaniques, ouvre à une dimension « autre » et nous relie à un « cosmos vivant », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Edgar Morin. Son geste met en jeu de manière subtile le corps et l’esprit en résonance avec un monde en mouvement perpétuel. (…) » (Fanny Revault, réf. 6)

« Disciple romantique du poète Novalis, rêveuse surréaliste selon Max Ernst et empoisonneuse à la manière de Sigmar Polke, l’artiste allemande cherche ainsi à incarner le principe alchimique de la transformation de la matière par la lumière. Suite à diverses expérimentations (avec la glace, la photographie, le plastique), Keller en est venue à élaborer de vibrantes, profondes et énigmatiques Matières-Lumières, sombres tentures grattées et déchirées en forme de poussiéreux manteaux d’étoiles, comme brûlés par la folie et la nuit. Déployant sur scène ces monumentaux voiles translucides, l’artiste les dresse d’abord en triptyque de cendres, expression d’une Afrique lointaine, organique et vivante. Elle dispose ce triptyque devant un gigantesque reflet à l’apparence d’un feu céleste annonçant la mort d’amour d’une Didon à bout de souffle. Se réfléchissant sur l’eau noire et glissante du plateau, les immenses sculptures-costumes des trois protagonistes (Didon, Énée, qui joue aussi la grande sorcière, Belinda, la suivante de Didon), donnent aux chanteurs un hiératisme de caryatide archaïque, comme s’ils revivaient, impuissants, un drame déjà joué. (…) » (Emmanuel Daydé, réf. 7)

« Dans la pénombre, la rencontre avec le voile monumental qu’Evi Keller a créé pour le domaine relève du choc émotionnel, tant l’artiste nous transporte vers un ailleurs, et ce au fur et à mesure de la dramaturgie générée par la mise en scène lumineuse. Des planètes apparaissent, la silhouette d’un sage se dessine, les ombres de la caverne de Platon surgissent, le tout finit par être englouti dans l’obscurité… Alors on écoute à l’intérieur de notre corps les sensations qui nous submergent face à ce cosmos à dimension humaine, cette fenêtre sur les mondes anciens et ceux à venir. (…) »
(Stéphanie Pioda, réf. 8)

« Chantal Colleu-Dumond voit dans l’œuvre Matière-Lumière : un retour à la source, un enracinement dans une existence universelle et cosmique, un élan vital, un principe d’espoir. (…) » (cité dans réf. 9)

 

réf. 1 : Olivier Schefer, Art Interview, novembre 2020, Les nids cosmiques de Mark Tobey, Galerie Jeanne Bucher Jaeger en collaboration avec la Collection de Bueil & Ract-Madoux et la participation du Centre Pompidou.

réf. 2 : Olivier Schefer, Exposition d’Evi Keller, Stèles, 2021, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris, extrait

réf. 3 : Olivier Schefer, Nuit Blanche 2019, Paysages brulés par la nuit, Evi Keller ou l’art des origines Paris, extrait

réf. 4 : Laurent Carpentier, Le Monde, 4 Octobre 2014, Une nuit blanche à marquer d’un coup d’aérosol, extrait

réf. 5 : Damien Aubel, Transfuge, mars 2021, L’art et la matière, Depuis plus de vingt ans Evi Keller compose pièce à pièce une œuvre ésotérique et pourtant puissamment sensorielle. Portrait d’une initiée, extrait

réf. 6 : Fanny Revault, Art Interview, mars 2021, Lumière fossilisée, Mémoire fossilisée, extrait

réf. 7 : Emmanuel Daydé, ArtPress, 15 mars 2023, Matières-Lumières dans Didon et Enée et le moine noir, extrait

réf. 8 : Stéphanie Pioda, BeauxArts, mai 2022, Matière-Lumière, Saison d’Art 2022, Domaine de Chaumont-sur-Loire, extrait

réf. 9 : Alexandre Crochet, The Art Newspaper, 24 avril 2023, Evi Keller reçoit le Premier Prix Carta Bianca 2023, extrait